20-07-2021

PAPER ARCHITECTS

Ilya Utkin, Alexander Brodsky ,

Paper Architecture,

« Nous pensons encore hors des cadres et insufflons notre créativité à vos boîtes en béton sans vie » - Paper Architects



<strong>PAPER ARCHITECTS</strong>
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L’évolution de l’architecture russe illustre parfaitement non seulement les bouleversements sociaux et politiques survenus entre la création et l’effondrement de l’URSS mais aussi les inéluctables interdépendances ayant considérablement freiné son autonomie. Au début des années 1980 - pour se concentrer sur l’histoire la plus récente du pays - la Russie stagnait depuis plus de 20 ans tandis que le déclin de son régime hautement autoritaire devenait de plus en plus flagrant. Faisant l’objet de sanctions commerciales très dures, le pays était enlisé dans un système économique entravé par des idéologies politiques et des relations internationales complexes avec les pays voisins, notamment avec les États-Unis. Les relations avec ce dernier s’étaient d’ailleurs envenimées lors de la Guerre froide avec des moments de haute tension entre les années 1950 et 1960, puis, après une relative détente, à nouveau tendues en 1979 suite à l’invasion de l’Afghanistan par l’armée soviétique. Un grand nombre de Soviétiques étaient las de ce système qui commençait progressivement à se désagréger. Dans la tentative de s’opposer à un gouvernement violent et brutal à l’encontre de tous ceux qui n’entraient pas dans le moule d’un système privant les personnes de toute liberté personnelle ou droit individuel, des critiques générales et des manifestations de colère étaient en train d’apparaître et de prendre de l’ampleur. Concernant l’architecture, le pays était passé d’un néoclassicisme à outrance, tel qu’il plaisait à Staline, multipliant des bâtiments à vocation représentative et de coûteux gratte-ciel à une phase dont la seule priorité était la rationalisation des coûts de construction. Les formes ou les initiatives d’embellissement susceptibles d’exprimer, d’une quelconque façon, créativité ou originalité étaient totalement bannies et les artistes avaient le choix : travailler pour le gouvernement ou s’exiler.

Malgré un contexte rendant impossible toute forme de dissidence, un groupe d’architectes jeunes et visionnaires tout juste diplômés de l’institut d’architecture de Moscou décida tout de même de fonder son propre mouvement. Ces derniers s’attelèrent désespérément à trouver un moyen de contourner les méprisables limites d’une bureaucratie étouffant violemment leurs aspirations artistiques. S’opposant à l’uniformité formelle indissociable de l’esthétique communiste qui pénalisait toute personne qui s’en écartait et obligeait les architectes à se conformer à des canons de construction imposant des bâtiments bon marché et rapides à construire, ceci sans recourir à de la main-d’œuvre spécialisée et sans se soucier des occupants et de leurs besoins, ces artistes mirent au point une stratégie de révolte difficile à déchiffrer car foisonnant d’allusions ne pouvant être comprises que par des observateurs attentifs et, surtout, intellectuellement et culturellement très préparés. Comme on peut le lire dans un très bel ouvrage consacré à deux de ces jeunes architectes - Brodsky et Utkin - leur travail sur papier doit être considéré comme un réponse à « la sordide scène architecturale où l’on ne construisait - sans toujours les achever - que des bâtiments mal conçus et sans aucune âme artistique qui se diluaient au fil d’une bureaucratie labyrinthique et étaient bâtis avec des matériaux de mauvaise qualité et par des travailleurs non qualifiés ».
« Architectes de papier » : c’est ainsi que furent appelés puis progressivement connus hors de des frontières de la Russie les créateurs de projets à la fois fantastiques, utopiques et dystopiques voués à ne jamais être construits et à rester des idées non concrétisées n’existant que sur le papier. S’inspirant avant tout des rêves et représentant une réaction à la mort de l’imagination, leur architecture radicale décline ainsi des projets n’ayant que la création pour finalité. Intégrant des visions et des concepts complexes, ces œuvres réinterprètent le présent ou donnent naissance à des futurs changeants et contradictoires.D’une originalité absolue, leurs croquis, leurs aquarelles, leurs eaux-fortes et leurs sérigraphies se présentent comme des créations impossibles mêlant satire et poésie pour dénoncer des situations sociales ou politiques inacceptables. Le groupe anticonformiste, en exprimant sa frustration et son impuissance face à un gouvernement faisant de l’autorité et du nivellement par le bas une arme de contrôle, avait trouvé dans les beaux-arts une façon de contourner la rigueur des restrictions et de manifester son opposition aux orthodoxies inflexibles imposées sans aucune possibilité de discussion. Ces architectes de papier avant-gardistes utilisèrent ainsi la force silencieuse mais hautement subversive des images - constructions colossales ou denses ensembles juxtaposant une multitude d’éléments emblématiques et de références culte reproduits obséquieusement avec un souci quasi obsessionnel du détail - pour évoquer le danger menaçant l’architecture du pays : la perte d’un héritage architectural précieux en passe d’être gommé, pour toujours, par la « standardisation » du moment.

Ayant initialement pour membres Michael Belov, Alexander Brodsky, Ilya Utkin, Mikhail Filippov, Nadia Bronzova et Yuri Avvakumov, le collectif radical et informel grandit progressivement jusqu’à compter plus de 50 personnes. Dans les années 80, il parvint à s’affirmer comme une nouvelle génération progressiste d’artistes et de designers ayant réussi à défier le statu quo grâce à la virtuosité de leurs créations. Leur participation active à des concours internationaux, en particulier au Japon, et à des expositions thématiques ainsi que différents articles et publications résumant les principes de leur architecture abstraite et éclectique leur permit d’acquérir une visibilité mondiale tout en leur servant de principal outil de divulgation. Ils remportèrent leur première victoire lors d’un concours japonais en 1981. Celle-ci fut suivie par une exposition en 1984 dans les locaux d’une jeune revue moscovite. Attirant l’attention du public, elle leur permit de décrocher enfin leur premier ouvrage à l’étranger en 1986. On peut certes affirmer, comme certains, que « l’absence de structure physique souligne la nature éphémère de Paper Architecture » mais, à une époque où l’on construisait et démolissait les ouvrages avec la même facilité, les ouvrages non réalisés avaient indéniablement beaucoup de charme : le papier immortalisait en effet pour toujours leur force idéologique. Pour survivre au communisme soviétique sans renoncer à leur indépendance, les membres du groupe ont préféré ne rien construire vu qu’aucun ouvrage n’aurait pu traduire leur idéal et être légitimement défini comme leur travail. C’est la raison pour laquelle, ils se sont tournés vers un autre matériau, le papier, qui ne se limitait pas à permettre les représentations figuratives mais est aussi devenu le support de leurs dessins - aussi merveilleux qu’enthousiasmants - déclinant un langage très sophistiqué et intellectuellement recherché : celui de la réflexion philosophique pure.

S’étant rencontrés lors de leurs études universitaires, les deux créateurs Alexander Brodsky et Ilya Utkin mirent en commun leurs extraordinaires talents pour donner naissance à une forme de collaboration synergique très singulière. En duo, ils s’attelèrent pendant des mois à graver des plaques de cuivre conçues pour donner vie à de surprenantes eaux-fortes. Ayant la même patine ancienne que certaines estampes du passé, elles dévoilent un éclectisme exubérant et intelligent n’ayant rien à avoir avec l’utilitarisme dominant, aussi déprimant qu’impersonnel. Comme Alexander le souligne dans un entretien, la gravure permet de creuser, une technique qui engendre une merveilleuse sensation de profondeur transcendant le papier. Avec audace, Brodsky et Utkin donnent ainsi naissance à des paysages urbains spectaculaires et à des décors foisonnant d’incursions extravagantes, en particulier des références à la mythologie classique reproduites avec un soin quasi maniaque ou des éléments visionnaires rappelant des univers de science-fiction... Autant de mosaïques cultivées et aux multiples facettes où les structures industrielles primitives se mêlent aux monuments antiques et aux tours constructivistes. Dans ces villes fantastiques émergeant au milieu de métropoles chaotiques ou d’agglomérations trop compactes, des « personnages solitaires se trouvant dans des conditions précaires tentent d’atteindre des destinations inconnues... Ces figures esseulées essayant de trouver un équilibre entre l’individualisme et la cause commune »” illustrent l’échec du modèle soviétique en soulignant la transformation des villes, désormais devenues des lieux d’isolement et d’aliénation.


Hypnotisé et fasciné par leurs œuvres, Ronald Feldman, propriétaire d’une célèbre galerie new-yorkaise, décida de les exposer aux États-Unis. Remportant un succès exceptionnel, cette exposition attira l’attention du public occidental. Ronald Feldman écrit à propos de leurs œuvres que « l’architecture était présentée comme un théâtre, qu’elle créait un contexte pour le spectateur lui permettant d’entrevoir cette discipline comme la vie... comme un mélange de Piranèse et de Pirandello intégrant l’histoire, le théâtre et la littérature russes » Dans un monde privé de tout souffle créatif vital, les deux artistes envoient un message et espèrent qu’il sera entendu : « Nous pensons encore hors des cadres et insufflons notre créativité à vos boîtes en béton sans vie ». Et ce sont précisément ces « boîtes » suscitant un sentiment de claustrophobie et réitérant leur tristesse, leur grisaille et leur anonymat, qu’ils représentent souvent dans leurs dessins pour souligner combien ils méprisent ces structures enfermant hermétiquement le malheur et empêchant aux habitants de vivre l’existence qu’ils méritent. Alexander et Ilya accompagnent souvent leurs œuvres d’inscriptions ou de légendes. Dans leur eau-forte Dwelling House of Winnie-the-Pooh (La Demeure de Winnie l’Ourson), une référence au livre ayant bercé l’enfance d’Alexander, les textes expliquent que dans les grandes villes modernes - comme celles de leur pays - trois éléments fondamentaux font défaut au bonheur des habitants. Tout d’abord la « rareté des fenêtres perdues au milieu des autres fenêtres identiques des immenses façades des immeubles » qui empêchent aux habitants de considérer leur logement comme leur appartenant véritablement.Tout le monde « se sent frustré » car chacun voudrait ajouter un élément distinctif à son habitation pour qu’elle soit distincte des autres. Et, enfin, l’absence de lieux particulièrement agréables à côté desquels nous souhaiterions tous vivre ». Les gens se sentent isolés en l’absence de points de repère rassurants. Ne ressentant aucune appartenance à une véritable communauté, ils n’ont en outre aucune intimité ou vie privée.

Le livre d’A.A. Milne avait en revanche instillé dans l’esprit d’Alexander, dès sa jeunesse, une représentation très différente et beaucoup plus réconfortante de la ville. Il avait en effet fait naître dans son imagination un lieu réparti selon les habitats d’animaux très amusants qui vivaient bienheureux dans les arbres de la forêt. Comme il l’explique : « D’une certaine manière, je voyais la vie dans une grande ville comme la vie dans une forêt (...) Tu connais certaines rues et certains lieux, tu connais le chemin pour aller chez un ami ou chez un autre ami. Tu connais un certain, voire un grand nombre d’itinéraires dans la ville. Et cela me rappelle une maisonnette, une autre maisonnette et la forêt ». Une ville idéalisée totalement à l’opposé de l’urbanisme aliénant de sa ville natale - Moscou - où il ne pouvait que constater avec douleur l’absence de chaleur et le sordide anonymat. L’architecture industrialisée et sa cohorte de volumes imbriqués, tous absolument identiques, avaient fait disparaître des rues soviétiques les bâtiments du passé et entièrement éliminé de vieux quartiers. C’est de ce terrible constat que découlent les énormes mausolées en béton réalisés par les deux architectes-artistes dans le cadre de la série Colombaria (Columbarium) où les anciens édifices menacés de destruction , empilés sur des étagères comme dans un cabinet de curiosités, sont conservés telles des urnes funéraires. L’œuvre ne semble pas vouloir se borner à la conservation des façades publiques extérieures : elle évoque un capharnaüm de situations privées et publiques, une référence évidente aux kommounalkas, les appartements en commun soviétiques réquisitionnés à de riches propriétaires pour accueillir une multitude de familles défavorisées.



La vie des occupants de ces appartements confisqués et partagés, qui selon les principes bolchéviques auraient dû consacrer la fin de l’égoïsme bourgeois au profit d’une mise en commun totale des biens, était particulièrement difficile et désagréable :abolissant toute intimité, les kommounalkas transposaient dans la vie privée les formes de surveillance omniprésentes partout ailleurs. Brodsky et Utkin regrettent beaucoup que les maisons, lieux des souvenirs et de la nostalgie de l’enfance par excellence, aient été effacées par la terreur stalinienne, qui interdisait même de conserver les photos des personnes considérées comme subversives pour le système. Les habitants d’une maison doivent pouvoir en préserver les souvenir, à l’instar d’un conservateur ou d’un commissaire d’exposition. La maison se transforme ainsi en allégorie de la mémoire, cette mémoire que Milan Kundera, quelques années auparavant pendant son exil, avait définie dans son ouvrage Le livre du rire et de l’oubli comme le plus grand acte de résistance face au danger de contrôle exercé par les idéologies radicales : « La lutte de l’homme contre le pouvoir, c’est la lutte de la mémoire contre l’oubli ».

Autre clin d’œil autobiographique, dans Ship of Fools (le Bateau des Idiots) les deux créateurs se dessinent sur le point d’affronter un voyage en pleine mer « joyeusement accompagnés de leurs amis ». La petite taille de l’embarcation et son absence d’équipements laissent présager le danger de tempête et des courants périlleux qu’ils s’apprêtent à affronter. La métaphore de la menace est tangible : « Ces passagers ne sont pas de simples rêveurs mais de véritables résistants. Ils font preuve de courage et leur futur est incertain ». Ces eaux-fortes monochromes, tout simplement exquises et qualifiées de « fables architecturales sur papier », racontent cette histoire longue, difficile et douloureuse. Une décision très audacieuse, jalonnée de sacrifices et de renoncements mais, qui, contrairement à beaucoup d’autres qui ont mal finies, a remporté le succès qu’elle méritait.
Pour se consacrer chacun à leurs propres activités, les deux grands amis interrompent leur collaboration professionnelle en 1993. Alexander Brodsky, une figure extrêmement charismatique à laquelle ses compagnons vouaient un véritable culte et considéraient comme « l’Architecte de la Russie », décide de s’installer à New York en 1996. Il y réalisera de grandes installations mais, à l’occasion de sa première véritable commande en tant qu’architecte en 2002, déclarera « trouver particulièrement difficile le passage de l’art à l’architecture et se sentir seul face à des responsabilités qu’il n’avait jamais endossées : sa première expérience de communication avec les travailleurs et les clients. Brodsky mènera à bien plusieurs petites réalisations et projets d’intérieur réalisés à l’aide de matériaux locaux et recyclés. Il répondra aux critiques lui reprochant le manque de radicalisme de ses ouvrages construits - une attente en réponse à la rébellion et la résistance dont il avait fait preuve par le passé face à la nature déshumanisante d'une architecture n’accordant aucun intérêt aux traditions - que la finalité de ses projets était de concevoir des espaces assurant le bien-être de leurs occupants. Il continue quoi qu’il en soit à participer à des expositions et à réaliser des dessins « à la fois passionnants, amusants et très engagés sur le plan architectural et sociologique ».Quant à Ilya Utkin, parallèlement à sa passion pour la photographie qui lui a valu le prix spécial du meilleur photographe d’architecture à la Biennale d’architecture de Venise en 2000, il s’attelle à la réalisation des scénographies d’importants ballets dans des opéras tels que le Metropolitan Opera House de New York. Il est aussi l’auteur de grands projets architecturaux récompensés par des prix très prestigieux.

Virginia Cucchi

Crédits :

Paper Architects :
Images of Alexander Brodsky & Ilya Utkin / Courtesy of Alexander Brodsky 
Ronald Feldman Gallery : https://feldmangallery.com/

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