16-02-2021

BRUCE ALONZO GOFF

Bruce Goff,

Anthony V. Thompson, Michael Stano, Rachel Cole,

Aurora, Illinois, Norman, Oklahoma,

Housing,

abstract



<b>BRUCE ALONZO GOFF</b>
Alors qu’il n’avait que douze ans, Bruce passait son temps à dessiner des tours. Le découvrant encore ainsi alors qu’il revenait à la maison, son père lui demanda d’enrouler ses dessins et de mettre son manteau puis il héla un taxi dans la rue et dit au chauffeur de les amener dans le meilleur cabinet d’architecture de la ville. Comme Bruce le déclara plus tard, l’aide de son père fut fondamentale pour lui. Lorsqu’ils arrivèrent dans le bureau de Rush, Endacott & Rush et qu’ils montrèrent les dessins, la réaction des personnes présentes fut encourageante. Les associés - et en particulier AW Rush dont le caractère particulièrement déterminé rappelait celui de Théodore Roosevelt - furent impressionnés par le talent du garçon et ils lui proposèrent tout de suite de faire un stage avec eux. Ils promirent à Bruce de lui enseigner le métier. En échange, il devait s’engager à obtenir un diplôme d’architecte. À 15 ans seulement, il savait déjà dessiner de grandes maisons et concevoir des structures commerciales, à 25 il était déjà nommé partenaire. AW Rush, encore président de l’agence même s’il était alors à la retraite, suivait ses progrès de près et avait déjà deviné, dès ses premières ébauches de projet, l’originalité inhérente à ses ouvrages. Il avait compris qu’il devait le protéger et le prévenir que sa vie allait être difficile, précisément en raison de son talent. « Tant que tu es dans les tranchées avec tous les autres et que tu fais ce qu’ils font, personne ne te remarquera ou ne se moquera de toi. C’est quand tu arriveras dans un no man’s land que l’on commencera à te tirer dessus de tous les côtés et, mon enfant, vu comme tu es parti, tu ferais mieux d’avoir la peau dure car tu y seras toute ta vie ».
Avant même d’affronter le monde professionnel extérieur, Bruce dut essuyer les flèches de ses collègues. Une fois qu’il était en train de dessiner deux bungalows dans la salle de dessin de Tulsa, on lui reprocha notamment, au vu des échos organiques de ses projets, de trop grandes affinités avec les travaux d’un architecte de Chicago, un certain Wright. Encore néophyte et curieux d’apprendre, Bruce Goff décida d’écrire à cet architecte âgé de 37 ans de plus que lui qu’il ne connaissait pas. Il reçut une réponse encourageante lui recommandant, s’il voulait devenir architecte, de ne pas s’inquiéter des diplômes d’architecture universitaires et de continuer à pratiquer le métier, comme il était en train de le faire. Il suivit ce précieux conseil et décida de poursuivre son chemin dans l’agence où il travaillait. Abandonnant le dessin pour la conception, il s’attela alors à la réalisation de l’église méthodiste de Boston Avenue. Avec ses 225 pieds de haut, elle représente l’un des bâtiments ecclésiastiques mêlant art déco et style gothique les plus imposants et les plus appréciés de la ville. Même après avoir acquis plus de maturité, Goff continua à correspondre avec Wright tout en préférant suivre son propre chemin et s’éloigner de ses influences initiales. Il refusa ainsi de devenir son « bras droit » - une proposition qu’il lui fit pas moins de trois fois - avant de créer sa propre agence à Taliesin. La véritable raison expliquant sa volonté de ne pas le rejoindre était sa crainte des personnes à forte personnalité en général et il motivera ainsi son refus : « M. Wright, je vous respecte beaucoup et je connais des personnes qui ont travaillé avec vous. Vous êtes un homme trop grand pour que je puisse être proche de vous. J’ai besoin d’avoir de la distance pour garder la bonne perspective. J’espère que nous pourrons continuer à être amis » Ce fut le cas et rien n’affecta jamais leur amitié et respect mutuel : Wright, que beaucoup jugeaient égocentrique appréciait beaucoup Bruce qu’il considérait comme un véritable pionnier et comme l’un des talents les plus éminents du pays concernant « l’architecture indigène », sans doute « le seul véritable nouvel architecte américain ». Bruce éprouvait les mêmes sentiments et admirait beaucoup les concepts de génie du maître, à tel point qu’en 1952, il suggéra au maître d’ouvrage de la Price Tower de Bartlesville dans l’Oklahoma de lui confier la conception du bâtiment, un édifice dans lequel Bruce décida d’ouvrir son cabinet d’architecture dès la fin des travaux.

Goff fut loin d’encenser la prospérité économique connue par les États-Unis lors de la dernière décennie du XIXe siècle. Il considérait en effet qu’avoir conscience de ses racines représentait une condition sine qua non à toute véritable architecture. Il avait des idées très claires concernant le rôle que les architectes étaient tenus de jouer. Pour lui, ils devaient être libres de toute pression et conditionnement mais ce dont il était témoin était bien loin de telles aspirations. La plupart des architectes de l’époque avaient en effet tendance à vouloir afficher les signes extérieurs des richesses accumulées et n’hésitaient pas à répondre aux désirs d’ostentation et de prestige de leurs clients. Les bâtiments dont les façades évoquaient les modes et les styles des fastes les plus disparates de l’architecture non américaine commençaient à se multiplier. Une véritable folie, aggravée par l’utilisation de matériaux provenant des lieux les plus lointains et insolites. Cet éclectisme uniquement motivé par l’argent était aux antipodes de la création spontanée - mais aussi très intelligente et cultivée - de Goff. La plupart des architectes décidèrent malheureusement de se plier aux intérêts économiques plutôt que de privilégier, comme ils auraient dû le faire, le respect du lieu, de l’époque, de la culture locale et de la tradition. Dans ce « désert culturel » se traduisant par une forme de standardisation vide de sens, des architectes firent bien sûr exception et s'opposèrent à la mode d’une « architecture de façade » en proposant des solutions plus innovantes autant en termes de fond que de forme comme Richardson, Sullivan et les membres de l’« École de Chicago » ; autant de tentatives qui s’efforçaient de promouvoir une architecture autochtone.

Extrêmement intéressant, Bruce Goff est un architecte qu’il est très difficile de définir. Sa personnalité complexe échappe à tout jugement général péremptoire. Les personnes qui s’intéressent à ses travaux expriment des opinions contradictoires : alors que certains le considèrent comme un véritable génie, d’autres le voient plutôt comme un « fou anarchiste » ou comme un « romantique indiscipliné ». Mais tous reconnaissent unanimement l’inflexible cohérence avec laquelle il a mené sa lutte contre toutes les formes de conformisme. Bruce Goff était attiré par l’architecture organique car elle lui permettait de mettre l’accent à la fois sur la nature et sur l’individualité. Son besoin impérieux d’exprimer un individualisme libre et créatif le distingue des autres architectes et fait honneur à sa conduite, apparemment anormale mais rejetant catégoriquement et complètement toute forme d’asservissement à des modes ou à des motifs économiques. Bruce Goff croyait en la créativité qu’il considérait comme une étape clé vers le progrès. Il évoquait avec beaucoup de respect les pionniers clairvoyants et inventifs qui « s’étaient aventurés dans la nature sauvage pour conquérir l’inconnu et le transformer en un lumineux symbole de liberté et de prospérité ».
La Grande Dépression et les graves difficultés économiques qui en découlèrent obligèrent Rush, Endacott & Rush à fermer officiellement boutique. Bruce partit pour Chicago où il accepta d’enseigner à mi-temps pour l’Académie des Beaux-Arts et de travailler pour la Libbey-Owens-Ford Glass Company. Il fonda en 1937 sa propre agence dans un petit espace en location qu’il partagera avec le sculpteur italo-américain Alfonso Iannelli qui avait lui aussi travaillé pour Wright dans le passé. Il put ainsi travailler comme architecte à plein temps et mener à bien ses premières commandes de logements. Cinq ans plus tard cependant, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale interrompit son rêve et il s’enrôla dans les Seabees, un bataillon spécialisé dans la construction et la maintenance des ouvrages infrastructurels. Il fut alors envoyé à Camp Parks en Alaska. Lorsqu’on lui demanda d’agrandir plusieurs structures et services militaires, il ne perdit pas l’occasion de faire preuve de ses capacités techniques : il réinventa en effet une toiture en réutilisant ingénieusement les éléments préfabriqués de baraquements Quonset.

La prédisposition de Bruce pour l’architecture s’était manifestée très tôt. Tout petit, il préférait déjà aux jeux d’enfants tout ce qui avait à voir avec les formes et les couleurs. Attiré par les curieux dessins qu’ils représentaient, il collectionnait par exemple les timbres ainsi que les drapeaux dont il appréciait les couleurs vives. Particulièrement intrigué et fasciné par les engrenages mécaniques, il aimait aussi façonner des maisons avec de l’argile « et dessinait des châteaux et des cathédrales imaginaires presque avant de savoir écrire ». Au-delà de son talent extraordinaire et des incroyables projets organiques futuristes, imaginatifs et bizarres qui en découlèrent, Bruce Goff mérite d‘être connu pour l’existence qu’il a vécue et qui a fait de lui « une force singulière de l’architecture américaine moderne ».

Benjamin de sept enfants, le père de Bruce commença, après son mariage, à faire des allers-retours en tant que réparateur de montres entre Alton au Kansas et Denver au Colorado dans l’espoir d’assurer un meilleur futur à sa femme et à ses deux enfants. Mais le travail était tellement rare qu’il fut contraint de fermer boutique. Prêt à accepter n’importe quel emploi, il décida de déménager à Tulsa, l’une des villes les plus importantes et les plus prospères de l’Oklahoma. Le petit Bruce passa les trois premières années de sa vie dans trois autres localités de cet État. Il grandit dans la périphérie urbaine, jouant dans les terres agricoles de la campagne et vivant dans de minuscules maisons, notamment un logement de 12 x 24 pieds où il avait tellement peu à manger qu’il allait souvent se coucher affamé. Un été particulièrement enthousiasmant compta énormément pour lui : celui qu’il passa avec sa sœur dans le Kansas dans la petite maison de campagne de son arrière-grand-mère, une peintre autodidacte qu’il aimait beaucoup. Ce fut grâce à elle et à ses collections de cristaux, de coquillages et d’autres curiosités qu’elle ramassait durant ses promenades au cœur de magnifiques paysages et grâce aux petites peintures d’oiseaux, de fleurs et de fruits de son arrière-grand-père que Bruce se passionna pour la nature. Le fait de ne posséder pratiquement aucun effet personnel sinon l’essentiel pour vivre explique l’importance accordée par Bruce Goff à la conservation des objets simples et ordinaires. Enfant, il ramassait tout ce qu’il trouvait dans le jardin : des pierres, des os, des bouts de bois, des feuilles... Ils devenaient ses « Lego naturels » qu’il réutilisait comme de véritables pièces à encastrer dans des jeux ou des créations extraordinaires. Bien qu’ayant passé la plus grande partie de sa vie dans le Sud-Central des États-Unis, il ne fut jamais influencé par la culture de masse et l’art de l’époque qu’il considérait, au contraire, comme trop banals et bourrés de clichés et de stéréotypes. Alors qu’il était adolescent, il effectua avec sa famille un voyage dans les vastes plaines de l’Ouest américain où il eut l’occasion de rencontrer brièvement des Amérindiens, des Cherokees, ce qui le marqua de façon indélébile. Il fut profondément surpris par la façon dont ce peuple affrontait les difficultés et les épreuves d’une existence qu’il avait lui aussi connue en parvenant à la supporter et à la rendre moins amère. Les Amérindiens semblaient avoir trouvé un antidote, non pas pour oublier la rareté de leurs ressources mais pour célébrer cette pauvreté à travers de riches couleurs et une grande élégance et en réalisant à la main, avec dévouement et passion, des objets artistiques ainsi que des vêtements et des accessoires qu’il les avait vus porter : des colliers de perles, des coiffes en plumes, des couvertures tricotées et des mocassins en cuir. Une façon de sublimer le fait de savoir se contenter de peu ou de rien, une véritable leçon de vie qui deviendra pour lui une source d’inspiration inépuisable autant dans sa vie quotidienne que dans ses travaux.

Après plusieurs pérégrinations, Bruce Goff revint définitivement à Tulsa en 1915. La nouvelle richesse de la ville en raison du pétrole s’accompagnait alors d’un désir de développer les activités et les initiatives culturelles. La ville était gagnée par une nouvelle philosophie - « rien n’est impossible » - qui deviendra le credo de Bruce pendant toute sa vie. Il y fréquenta l’école jusqu’au « 6th grade » avant de la quitter pour le cabinet de Rush, Endacott & Rush. Aidé par un professeur, il découvrit sa prédisposition pour la peinture. Extrêmement doué, il réalisa pléthore de magnifiques dessins et peintures sur toutes les surfaces qu’il trouvait vu qu’il ne pouvait pas se permettre d’acheter un cahier à dessin : chutes de papier peint, emballages, journaux... Peindre, réaliser des mosaïques et des œuvres d’art appliqué restera, parallèlement aux longues promenades, l’un de ses passe-temps préférés avec la musique. Bruce Goff était en effet passionné de musique classique et, en particulier, de Debussy qu’il suivra avec ferveur non seulement pour ses symphonies mais aussi pour ses préceptes de vie. L’une de ses devises, qu’il adoptera et qui le guidera dans ses rapports interpersonnels et professionnels, était : « N’écoute les conseils de personne, sinon du vent qui passe et nous raconte les histoires du monde ». Ses « édifices désobéissants » n’utilisaient pas un vocabulaire - disons - orthodoxe et échappaient à tout langage codifié. Subversifs pour l’époque, ils n’étaient pas compris et il était impossible de les juger avec impartialité sans les considérer ou trop futuristes ou trop banals.

Parallèlement au conseil du grand compositeur, un autre évènement façonna son impassibilité face aux critiques les plus blessantes. Dans le passé, sa sœur qui avait un caractère complètement différent et qui n’aimait pas, comme lui, passer de longs après-midi tranquillement à la maison, le taquinait souvent pour l’obliger à passer plus de temps en plein air avec les autres enfants. Bruce se souvenait qu’après une énième provocation - un verre d’eau délibérément renversé sur une aquarelle qu’il venait de terminer - qui, normalement, aurait dû le mettre dans une colère noire, il décida de ne pas réagir. Cette apparente indifférence avait inexplicablement découragé sa sœur et mis un terme à ses méchancetés. Il en fut si satisfait qu’il décidât d’adopter pour toujours cette tactique envers ceux qui l’attaqueraient. Ce fut le cas et, toute sa vie, il sut faire preuve de cette tolérance apparemment indifférente face aux appréciations de ceux qui ne comprenaient pas ou qui n’appréciaient pas ses créations. Les anecdotes à propos de son imperturbable sérénité sont nombreuses, même face à des piques plus brûlantes comme lorsque Mies van der Rohe lui fit remarquer qu’il n’était pas nécessaire d’inventer un nouveau style tous les lundis matins. Et s’il avait été présent lorsque Charles Jencks le qualifia de « Michel-Ange du kitsch », il aurait sûrement répondu que ses bâtiments, au vu de l’intérêt suscité, parlaient pour lui.

Dans le monde de l’art, il est assez courant que ceux qui percent se comportent avec autorité, voire avec un peu d’arrogance, et s’amusent à jouir d’une aura les faisant paraître aussi uniques que possible. Goff ne s’est quant à lui jamais comporté avec affectation et le seul aspect susceptible de traduire l’excentricité de son style architectural était peut-être uniquement sa façon de s’habiller. Il privilégiait en effet les couleurs vives qu’il portait en contraste, une extravagance peu appréciée dans un endroit aussi conservateur que l’Oklahoma. Bruce Goff a réussi - grâce à ses seuls efforts d’autodidacte et sans jamais obtenir de diplôme - à s’imposer comme une figure de premier plan et à décrocher un poste d’enseignant puis, par la suite, de directeur du département d’architecture de l’université de l’Oklahoma. Sa contribution au monde universitaire durant les huit années de son contrat est certainement mieux comprise aujourd’hui qu’hier. En recrutant de nouveaux enseignants, il est parvenu à révolutionner la formation architecturale en l’affranchissant des dogmes ordinairement prêchés et en laissant les élèves libres de tout programme imposé et de tout repère habituel. Un aspect que souligne une exposition lui ayant récemment été consacrée intitulée « Renegades: Bruce Goff and the American School of Architecture » comme pour s’excuser au nom de tous ceux qui n’avaient pas reconnu son talent à sa juste valeur. Bien que sachant parfaitement que de nombreux collègues n’appréciaient pas son travail, Goff avait conscience de sa singularité et du fait que l’innovation n’était pas toujours accueillie comme il aurait fallu. C’est la raison pour laquelle il restait toujours poli et jovial avec tout le monde et n’éprouvait aucune rancune, même envers ses détracteurs les plus féroces.

En tant qu’architecte, il tentait toujours de construire des maisons à l’image de leurs occupants, des ouvrages ne se ressemblant pas et adaptés aux modes de vie et aux expressions individuelles de chacun ; une attitude fruit de son éclectisme et du fait qu’il n’avait pas honte de ne pas adhérer au rêve américain prôné par tous. Sa fantastique ingéniosité se traduisait par des corps dynamiques géométriques et des formes radicales conçus à partir d’objets trouvés sur place, parfois recyclés ou réutilisés. Il recourait à des rebuts industriels, des éléments naturels (plumes d’oie ou charbon), des cendriers en verre, des billes réélaborés tous ensemble de manière bizarre et insolite. Anticipant l’époque à venir, véritable précurseur d’une conception circulaire, Bruce Goff réutilisait beaucoup de matériaux récupérés et de pièces issues de produits en série démontés, ceci sans jamais jeter aucun objet susceptible d’avoir une seconde vie dans la mesure où il les utilisait comme composant à part entière de ses créations… Une attitude qui l’a amené à mêler les éléments décoratifs et structurels dans un ensemble indissoluble. Avec courage et conviction, Bruce Goff a poursuivi son rêve : encourager une architecture locale et vernaculaire en adéquation avec son idéal d’égalité sociale. Une architecture à la fois accessible et distinctive interprétée de manière moderne et unique, autrement dit « sur mesure ». Son optimisme expérimental concrétise presque l’utopie d’une existence en parfaite communion avec la nature. Ses réalisations transcendaient les attentes d’un style de vie attaché à un certain statu quo et visaient à faire entrevoir une autre façon de vivre. Mû par une inspiration inépuisable, Bruce Goff n’a jamais cessé d’étonner avec des projets où l’extravagance laissait une grande place aux détails décoratifs et à la virtuosité du travail dans le but de créer des maisons où les habitants pouvaient se sentir pleinement eux-mêmes. « Des lieux communs du cœur » bien loin de la superficialité éphémère des symbolismes conventionnels.


Ford House, 1949, in Aurora, Illinois. Photograph courtesy of Rachel Cole. 

L’opportunité d’avoir pu découvrir et appliquer en personne des technologies d’avant-garde durant son service militaire lui a permis d’incorporer ces méthodes d’ingénierie dans ses travaux. Dans son projet « Ford House » réalisé à Aurora dans l’Illinois, Bruce Goff adoptera ainsi une configuration radiale insolite des nervures des baraquements Quonset déclinées dans un rouge intense et disposées en rond autour du barycentre du plan ; un point à partir duquel elles rayonnent inclinées et donnent vie à une sorte de bulbe en champignon. La salle ronde centrale mesure 50 pieds de diamètre. Elle a été conçue en se basant sur le principe que le cercle est « une figure informelle, intime et amicale ». Pensé comme un espace pour le temps libre en famille ou entre amis, l’ouvrage ne possède pas de cloisons et n’établit aucune hiérarchie entre les éléments. Il est inondé de lumière naturelle provenant de la baie vitrée de la façade et du puits de lumière, deux ouvertures qui ouvrent l’espace sur le paysage sans aucune interruption, brisant ainsi les limites entre intérieur et extérieur. Un mur incurvé en carbone anthracite délimite le périmètre de cette zone sphérique ponctuée par un patchwork raffiné de billes et de fragments de verre aux reflets aigue-marine - des déchets d’un four à verre - utilisés comme de véritables pierres précieuses pour conférer un aspect riche et luxueux aux briques simples, noires comme de la poix. Une épaisse trame de cordes de chanvre tressées habille le plafond de l’entrée et contrebalance le motif en « chevrons » engendré par la disposition diagonale des planches de cyprès fixées à l’intérieur de la coupole centrale de 166 pieds. Chaque meuble personnalisé ou chaque ornement décoratif a pour particularité d’assurer le confort sans renoncer à procurer de véritables émotions visuelles. La maison se compose de douze assortiments de matériaux, appliqués et utilisés de façon excentrique et ludique pour donner naissance à de spectaculaires séquences d’une beauté à la fois explosive et imprévisible. Les côtés de l’ouvrage sont ornés de deux coupoles de plus petites tailles sur les deux ailes adjacentes. Réservées à des pièces plus intimes - les chambres à coucher et les salles de bains - elles étreignent l’audacieuse création. Les clients de Bruce sont presque bouche bée à la vue de ce que leur architecte et ami a réussi à accomplir, fiers d’avoir une maison non seulement adaptée à leur mode de vie mais qui semble même palpiter et dont les moindres détails donnent l’impression d’émettre des vibrations positives tout en s’affranchissant complètement de la répétitivité impersonnelle des villas des banlieues adjacentes. La forme insolite de l’ouvrage apparaîtra comme une provocation pour beaucoup. Certains la décriront très curieusement comme une cage à oiseaux, une pomme, une soucoupe volante, un champignon géant, etc. La réaction des Ford fut d’afficher un panneau exprimant tout le mal qu’ils pensaient quant à eux des maisons de leurs détracteurs.


Interior of the Bavinger House, in Norman, Oklahoma. 1950. Designed by Bruce Goff for Eugene and Nancy Bavinger. Photograph courtesy of Anthony V. Thompson. 

Dès ses prémices, le projet avait attiré tout le quartier et focalisé l’attention comme s’il s’agissait d’un spectacle. Les passants s’arrêtaient et affluaient sur le site pour assister à des processus qui donnaient naissance à des créations exceptionnelles absolument insolites et souvent propices à des personnalisations très inspirées. L’apparence étrange et unique de l’ouvrage suscitait un vif intérêt chez certains, consternait d’autres. Goff a toujours eu des clients très déterminés dans leurs choix et leurs préférences qui n’accordaient aucune importance à l’avis du public et appréciaient son imagination débordante, son grand savoir-faire artisanal et la chaleureuse intimité de leur logement. En 1950, Goff conçut pour deux artistes, Eugene et Nancy Bavinger, son ouvrage culte : la superbe Bavinger House à Norman (Oklahoma), une maison en terre monumentale et digne d’un conte de fées jaillissant dans la luxuriante végétation de la forêt environnante. L’ouvrage se libère du carcan des stéréotypes et des agencements déjà existants pour donner forme à une spirale logarithmique rappelant un gros Nautilus s’enroulant autour d’une haute tige d’acier qui s’élance de 96 mètres vers le ciel. La spirale se déploie vers l’extérieur en dessinant une ample volute constituée d’un mur en grès et en pierres concassées récupérées sur place et serties de grappes de gros blocs irréguliers de verre solide dans une teinte bleu-vert. Entièrement ouvert, l’intérieur est ponctué d’éléments flottants à différents niveaux qui lui confèrent rythme et dynamisme. Ces éléments s’enveloppent en alternance tels des nids suspendus autour de l’arbre central et conquièrent les trois étages de vide. Ces derniers sont accessibles grâce à des escaliers, logés dans de vastes cercles concaves, qui s’élèvent le long du mur d’enceinte. Cinq espaces de vie se succèdent au fur et à mesure que l’on monte : un coin conversation, une zone de couchage et un bureau. Les plateformes sont habillées d’une douce moquette d’un jaune très chaleureux, tout comme les rembourrages en mousse, les saillies et les renfoncements qui remplacent organiquement les meubles absents.

Le couple - deux enseignants - a activement participé avec ses élèves à la construction réalisée à partir de matériaux trouvés à proximité. À ce propos, un épisode au moins mérite d’être raconté : lorsque la structure a commencé à prendre forme, les curieux étaient si nombreux sur le site qu’ils empêchaient la bonne poursuite des travaux. Harcelée de questions, Nancy décida de s’asseoir devant le portail d’entrée et de demander à chaque visiteur dans les 50 cents pour pouvoir entrer. Une somme dérisoire qui ne devait être que symbolique mais qui, à la fin, permit de payer la plus grande partie des travaux. La Bavinger House reste l’un des exemples les plus emblématiques d’architecture organique, le résultat non pas d’un processus artificiel mais presque d‘une sédimentation naturelle. Bruce Goff répondit à l’envie de vivre dans un « jardin aquatique couvert » de ses deux clients en encastrant des sièges et des tables dans des sols entourés de parterres de fleurs. Il conçut des ouvertures spéciales dans le mur extérieur pour les jardins aquatiques et les bacs à fleurs qui ne se limitaient pas à compléter la façade mais pénétraient aussi à l’intérieur en créant de luxuriantes cascades végétalisées. Quant au sol en ardoise, il se déploie librement et sans limites vers le monde naturel au sein duquel l’ouvrage se fond de façon à estomper toutes les caractéristiques qui faisait de ce dernier une création artificielle.

Virginia Cucchi

Crédits :
Photo: Cover, 3, 5-8 Bavinger House e 10, Model of the Ford House, 16- 17 Ford House : Photographs courtesy of Anthony V. Thompson, to see more of his photographic work of Bruce Goff's projects: https://flic.kr/s/aHsiS2Yxmn
Photo: 1: Bruce Goff in his studio at the University of Oklahoma, 1954, Photo of Philip B. Welch. Courtesy of Goff Archive, Ryerson & Burnham Archives, The Art Institute of Chicago; digital file @ The Art Institute of Chicago, 
Photo 2 : Bruce Goff and Frank Lloyd Wright, Courtesy of Goff Archive, Ryerson & Burnham Archives, The Art Institute of Chicago; digital file @ The Art Institute of Chicago 
Photo: 4, 9 Bavinger House : Photographs courtesy of Michael Stano. 
Foto: 11-15 Ford House: Photographs courtesy of Rachel Cole, to see more of her photographs of Ford House: https://flic.kr/s/aHsjGRikMJ

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